À Brassac, le péché de gourmandise du Drac


En publiant dans les années 70 un article inspiré de la revue “Mythologie Française”, je ne me doutais pas qu’il réveillerait le Drac de Brassac !

À l’époque, la construction de barrages en amont avait suffisamment assagi la rivière pour que ses colères de printemps n’entament pas la confiance que, naïvement peut-être, les brassagais mettaient dorénavant dans l’efficacité de ces ouvrages : le monstre, mangeur des enfants des hommes, semblait définitivement endormi.

Une situation tellement rassurante que les pains bénis fabriqués pour calmer la bête n’avaient plus leur justification. Ils risquaient de disparaître et avec eux le secret de leur fabrication : à Biot, le dernier boulanger qui proposait ces savoureux “casse-museaux” en était à ses dernières fournées, personne ne s’y intéressant plus.

Cependant, n’allez pas raconter cette histoire à vos hôtes de Brassac : la présence du Drac est devenue à nouveau si évidente aujourd’hui qu’il serait incongru d’évoquer cette période critique ! Ce ne serait pas crédible.

En revanche, si le secret des “casse-museaux” a été préservé rien ne transparaît plus sur la croyance que subsisterait à Brassac le danger d’un monstre assoupi. Il semble que, à l’égal de ses congénères Tarasque ou Graoully, il ait été apprivoisé. Même les enfants se jouent de lui en organisant en période de carnaval des processions chantantes pour le narguer !

Pourtant…

Le gué marque la frontière

Deux agglomérations forment le “Brassac” actuel. La rivière qui les sépare sort d’une longue vallée encaissée et sinueuse, dévalant des hauteurs du plateau qui la vit naître pour gagner ici un palier où son cours se fait brutalement plus calme. La limite entre l’aspect torrentueux en amont et cet espace d’apaisement des eaux coïncide avec le débouché de la vallée : un dernier chaos de rochers semble disposé là pour freiner le courant avant qu’il ne s’étale dans cette conque plus large pour le recevoir.

Cette marche que franchit le cours d’eau se trouve en amont du vieux pont gothique, à quelques mètres seulement.

Il s’agit d’une véritable frontière : de part son aspect puisque les rochers s’y accumulent comme une vague arrêtée dans son élan par le brusque élargissement du lit de la rivière. Mais surtout parce que cette limite géographique sert d’argument à la séparation de deux milieux symboliques.

L’un mystérieux et inquiétant d’où surgit la rivière dans son dernier méandre : cette vallée encaissée que l’on suppose plus qu’elle ne se dévoile forme les “gorges de Sarrazy”. L’appellation en dit long sur ses aspects menaçants. Un pan de mur agrippé à un éperon rocheux est le dernier vestige du “château de Sarrasy” (voir notre article : “L’ombre de la Montagne Noire sur la voie médiévale des Provençaux”) dont le seul nom évoque les incursions redoutables des envahisseurs de la Péninsule ibérique au Moyen Âge. Impossible de ne pas évoquer les peurs entretenues et mises en exergue dans les chansons de geste et les sermons se référant à l’épopée carolingienne encore au XIIIe siècle.

L’autre milieu, en aval du précédent, est celui civilisé où s’est fixée la ville dès que l’énergie hydraulique a permis l’exploitation de la rivière sur un axe commercial servi par un gué qui y précéda le pont vieux.

Car le toponyme de “Brassac” éclaire sur cette qualité intrinsèque du site (voir notre article : Le Pont Vieux de Brassac se refait une jeunesse). On y retrouve la racine du “Tarassac” (qui a donné “Tarascon”) : lieu de franchissement du cours d’eau. C’est le “Bar”, équivalent du gué dont la dangerosité à certaine période de crues sera à l’origine de la désignation du méchant dragon des eaux mangeur d’hommes (et surtout d’enfants imprudents) dont il faudra impérativement calmer la fureur, soit par la construction de digues ou de chaussées, soit par l’édification d’un pont !

Ainsi naquit le paysage aujourd’hui tellement apprécié de Brassac-sur-Agoût, ville réunifiée, à cheval sur la rivière.

Un pont entre “dreïta” et “sinistra”

Un clin d’œil encore : l’interprétation symbolique de la “mythologie populaire” réserve bien des surprises à qui accepte de l’approfondir. On en tirerait même volontiers l’impression de sa souveraineté sur l’histoire des communautés humaines établies dans de tels lieux.

En effet, Brassac arbore deux châteaux édifiés de part et d’autre de la rivière. Un vis-à-vis qui trouva sa raison d’être pendant les “Guerres de religion” du XVIe siècle : sur la rive droite, le château dit “de Castelnau”, propriété du parti catholique, narguait le château de Belfortès sur la rive opposée, fief ennemi et donc protestant. D’ailleurs, à Brassac, les emplacements respectifs de l’église catholique et du temple réformé scellent encore de nos jours cette même règle.

L’incohérence n’ayant sa place ni dans l’histoire ni dans le symbole, les pains bénis qui doivent rassasier et apaiser la bête gloutonne ont toujours été fabriqués sur la rive droite… par évidence ! (voir notre article : À Cazères, trois saintes unies dans un même combat).

Quant au Castel Sarrazy, en amont, il se dresse bien sûr sur la rive gauche…

Seuls les preux chevaliers vainqueurs du dragon qui y “gite”, se hasardent dans le monde des Sarrazins, ces « infidèles » qu’il faut repousser. Brassac ne le sait que trop qui s’est mis sous la protection de saint Georges, patron de la paroisse et grand pourfendeur de dragons !

La rive gauche —sinistra— évoque le monde des cagots, forgerons et autres complices des dieux antiques mais aussi les pillards et braconniers… Ce que n’ignorait pas cette dame d’âge respectable qui habitait à Brassac au bout du Pont Neuf… sur la rive gauche bien sûr et allait, de nuit, pêcher la truite à mains nues dans les “caves” de l’Agoût, aux gorges de Sarrazy.

Parce que rien n’échappe aux cohérences majeures, Malvina détenait par tradition orale cette complainte qui ne subsiste que par les compilations écrites de chercheurs dans l’Europe entière : je lui dois d’avoir entendu —fredonnée dans sa mélodie médiévale si pure— le chant de l’Escribòta !

Ultime témoin si fragile, puisé par cette voix chevrotante dans la nuit des temps avec la même souplesse que sa main braconnière quand surgissait des ténèbres du gouffre le poisson aux écailles scintillantes. Quelques notes égrainées pour que ne sombre l’épopée du Vicomte Joli qui courut en héros de tout le Vieux Continent.

Depuis ces temps immémoriaux, grâce au pont jeté entre les deux rives Brassac a recouvré la sérénité,… Du moins tant que perdurera la recette du “casse-museau” !

❖  ❖  ❖