Chasser l’hiver pour accueillir le printemps : le carnaval ouvre l’espace public à l’inversion des rôles, la transgression des interdits…
En un mot, recouvrer la liberté par l’anonymat grâce à un unique garant : le masque ! Or, cette année, la ville de Nice a choisi ce rassemblement festif pour expérimenter —dans la foule invitée à se masquer—, une opération de reconnaissance faciale !
Dans ce jeu de vice-versa au royaume d’Ubu —entre « sérieux s’abstenir » et « monstres nés du sommeil de la raison »—, le Roi du Carnaval danse toujours la comédie annonciatrice de sa fin tragique
Qui oserait dire que, dans notre pays, la culture est mal servie ? Certains de nos édiles en font un usage pertinent, de nature à nous rassurer… L’information qui suit, transmise sans sourciller par les medias, permet de penser que ni l’humour ni son aspect si saugrenu ne semblent avoir effleuré quiconque : pourtant, l’évidence aurait dû faire la une des journaux !
Le communiqué est sobre, factuel, argumenté au plan de l’efficacité sans référence à l’objet même de la fête populaire qui en est l’occasion. Probablement parce que les dimensions historique et de culture populaire n’appartiennent pas au champ des investigations de la fonction publique : l’anthropologie et la sociologie, nées voici plus d’un siècle, sont trop modernes pour y être intégrées…
Ainsi les leçons du passé n’appartiennent-elles probablement pas aux références qui devraient sous-tendre les prises de position des pouvoirs publics en matière d’expression collective.
La collusion de la mesure exploratoire de la Ville de Nice avec l’objet de la manifestation traditionnelle du Carnaval (ici mondialement connue) peut être malicieusement considérée comme cohérente avec la signification du Carnaval par son caractère d’absurdité. Comme cohérentes le sont aussi les conséquences irrémédiables qui peuvent en découler silencieusement à l’encontre de la liberté individuelle : le Carnaval de Romans en est l’exemple le plus connu du grand public.
Article du Monde sur le communiqué AFP
Le test va durer deux jours dans une partie de l’enceinte du carnaval de Nice, dont la 135e édition a commencé samedi. Il concerne exclusivement des personnes volontaires.
Article du Parisien sur le communiqué AFP
Encadré par la CNIL, le test consiste à demander à un millier de volontaires venant au Carnaval de jouer le rôle de « cobaye » et d’accepter le principe de la reconnaissance faciale (…)
(…) Les personnes qui ne seront pas volontaires auront le visage flouté et ne seront pas reconnaissables sur les images.
… et voici comment, dans un texte sibyllin, l’Administration éprouve notre admiration grâce à sa capacité d’imagination pour actualiser des concepts qui paraissent immuables. Au masque pourra dorénavant se substituer sa version contemporaine issue des nouvelles technologies : plus besoin de se rendre masqué au carnaval, les participants seront floutés !
Si l’actualité offre de tels moments savoureux, les réflexions qui s’en suivent conduisent vers des développements passionnants.
Voici un exemple que je ne peux me dispenser d’inscrire ici.
“a ciascuno la sua maschera“, à chacun son masque
La Donna velata (La Dame au voile) est un portrait conservé aux Offices, à Florence, généralement attribué à Ridolfo del Ghirlandaio (fils de Domenico, plus connu), parfois à Raffaello Sanzio (dit en français : Raphaël). Le fait que cette femme porte un voile justifiait autrefois le titre de l’œuvre en italien : la Monaca (la religieuse).
Cependant, si ce tableau suscite d’innombrables hypothèses relatives à son origine et à l’identité de la personne représentée, c’est en raison d’un élément complémentaire amovible —extérieur au panneau peint—, qui lui est associé. Il s’agit de ce que l’on pourrait désigner par le terme de “couverture“ (au sens retenu pour un livre ou un cahier ; je préfère ce terme qui me paraît mieux convenir que celui de “couvercle“, généralement retenu dans les descriptions du tableau en langue française), traduction directe du terme italien de coperta qui peut aussi être désigné par bandinella ou tirella suivant le mode de fermeture.
Ce petit panneau peint ordonne un ensemble de figures et de grotesques ordonnés autour de la représentation d’un masque de théâtre qui, lorsque le volet est appliqué sur le portrait, se superpose parfaitement sur le profil de la Monaca.
Un “jeu de masque“ déjà amorcé dans le portrait puisque le vêtement de la Dame —sobre et sombre— ménage un décolleté suffisamment suggestif pour contraindre le voile entourant sa chevelure à une posture convenue. Une ambigüité confirmée par la devise, savamment mise en scène sur le volet amovible, dans un décor à l’iconographie parlante (possible référence à l’œuvre de Machiavel par le biais du décor qui utilise le langage savant des grotesques, aujourd’hui perdu, si cher aux érudits).
Suivant les modèles antiques dont Gilles Sauron nous a révélé la complexité dans son “Histoire végétalisée“, éd. Picard, 2000).
Sua cuique persona
Lorsque le panneau était rabattu sur le portrait n’apparaissaient plus alors que les yeux de la Monaca : de façon surprenante, le masque prenait vie !
Mais surtout, cette unique fenêtre par laquelle se révélait l’existence du portrait, assumait sa fonction première exprimée par la devise : persona, étymologiquement per-sonare, (parler au travers), soit renforcer la voix de l’acteur, objet même du port du masque dans le théâtre antique.
La coperta restituait ainsi sa “voix“ à la Monaca… muette !
Sa voix “véritable“ —sa voix intérieure !— que seul en proclame le masque puisque le visage énigmatique du portrait aux lèvres fermées n’en révèle rien.
Message traduit en français actuel
Quittons l’époque de l’œuvre pour rejoindre l’interprétation de prime abord qu’elle peut susciter aujourd’hui dans une traduction hâtive de la devise en français moderne.
Persona renvoie au terme actuel “personne“, désignant un individu dans la société. Car le lien social est essentiel dans la signification de ce mot. Ce qui conduit à mettre en valeur la reconnaissance des individus au travers de leur capacité à s’exprimer par la voix, participer aux échanges oraux avec autrui pour exister.
Ainsi, la devise renvoie-t-elle au portrait que chacun de nous offre à la société : celui d’un masque protégeant notre intimité. Une société des humains qui peut être interprétée comme le “théâtre de la vie“ dont nous sommes les acteurs : seul le regard que nous lui portons est perceptible par les autres, nos attitudes et nos partages étant induits par la place que nous occupons sur cette scène commune.
À chacun son masque…
En hommage au travail de Guillaume Lagnel, à l’Institut du Masque de Limoux, dont le programme culturel mérite l’admiration de tous les acteurs de la Culture !
Voir notre article L’Institut des Arts du Masque.
Lettre du Club des Amis de l’Institut des Arts du Masque
Les expositions suscitent bien des curiosités et bienveillances
Elles enrichissent la découverte et la connaissance du Carnaval de Limoux
Les visiteurs sont très nombreux ces derniers samedis et dimanches
– La présence cet hiver – de la Collection d’Emile Taillefer (les 500 goudils)
mérite toute attention …. C’est exceptionnel …
L’arrivée à l’Institut des Bandes du Samedi – invite à de belles rencontres limouxines
Les costumes des travestis enfantins invitent à l’émerveillement,
Les photographies des Fêtes Catalanes d’Hugues Argence invitent à se rendre en Catalogne
Les Animaux de la “Collection Arche de Noe” en Salle des Pas Perdus – invitent à un Carnaval de l’imaginaire…
Pour suivre actualités et témoignages…
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