Sans contact…


Étreinte : « le retour de l’enfant prodigue », tableau si émouvant de Rembrandt…

Le retour de l’enfant prodigue, Rembrandt (Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg)

Fidèle au texte de Luc (XV, 20 à 24), le père apaise son fils et profite du bonheur sans limite de le retrouver. Une joie indicible exprimée par le silence et l’immobilité du temps. Scène inimaginable dans la période d’abstinence que nous traversons : le partage des émotions se limite au regard, seul rescapé du masque qu’imposent les mesures de protection sanitaire.

Il y a moins d’un an, soudainement, sans qu’aucun signe avant-coureur ne le laisse présager, l’inconcevable obligation survint et décida de nos gestes les plus habituels. Le “lendemain“ devint le présent et supplanta toutes les manifestations de contacts datant d’avant-hier…

Un jour manqua à notre comptabilité du temps. Celui du passage dans les limbes : la préparation, l’attente, l’annonce. Nous avons versé sans aucune prévention dans le monde de demain.

Comme si du “Grand Vendredi“ nous étions passés au Dimanche, directement.

« Noli me tangere »

L’injonction de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine, première personne à le rencontrer devant le tombeau vide (Jean, XX, 17) résume les fondements de la foi pour la majorité des chrétiens (dés)unis dans la croyance de l’incarnation divine.

Or, la traduction littérale du texte original en grec diffère de celle couramment usitée aujourd’hui : « Ne me retiens pas » dit le grec.

Giotto, fresque de l’église inférieure, Basilique Saint-François d’Assise

La tradition latine lui substitue « Ne me touche pas », insistant sur une relation plus tactile, propre à souligner la réalité miraculeuse de la résurrection et donc la fracture entre deux univers, terrestre et céleste. S’y dénote aussi l’interdit d’un accès immédiat au plan divin, là où l’élan spontané de l’humain que manifeste l’attitude supposée de Marie-Madeleine aurait pu jeter le doute. Nous pouvons en déduire que la culture latine impose une séparation entre l’espace-temps et le monde de l’Éternité (induisant donc l’espérance en une Fin des Temps salvatrice), tandis que la lecture grecque suggère une continuité probable entre la Création et le Créateur, selon, par exemple, le privilège d’être entendus depuis l’Olympe dont bénéficiaient les héros antiques.

Un continuum qui aurait pu manifester une proximité sinon une faiblesse des êtres divins envers les hommes, affaiblissant le rôle d’intercesseur dévolu aux églises chrétiennes. Aussi l’interprétation latine prévalut-elle dans son appropriation par la Vox Populi.

Un écho qui résonne si particulièrement dans notre actualité….

L’iconographie occidentale chrétienne accentua cette séparation dans une gestuelle qui semble puiser la symbolique dans le cataclysme du Déluge : l’aventure solitaire du Sauveur, à l’image de l’Arche de Noé qui va, voguant sur les eaux destructrices du “monde d’avant“, pour offrir à la Création une ère nouvelle. « Ne me touche pas », injonction que ne spécifie ni la norme ni la raison sinon que la nature de l’un des deux protagonistes a changé suffisamment pour que leur relation ne se prolonge.

Duccio di Buoninsegna (Museo dell’Opera metropolitana del Duomo, Sienne)

Le lien “d’avant“ s’est donc déchiré. La destinée s’éloigne de la réalité vécue qui est dorénavant soumise à l’illusion d’un monde meilleur… à venir ! Le virtuel peut dès lors imposer sa loi.

Aujourd’hui, Noli me tangere est même ramené à la surface des terres émergées, au quotidien des populations, chrétiennes ou non, croyantes ou athées, puissantes ou misérables… toutes confondues dans cette obligation soudaine à relativiser l’espérance confiée à la colombe messagère pour restreindre inexorablement notre avenir au présent, soudainement assourdi par le croassement de corbeaux.

“Ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur“ (Montaigne, en ses Essais)

La grande faucheuse n’est pas là comme annoncée mais son ombre plane. Pas de cloisters où se réfugier. De préférence des ermitages bien éloignés : évitez les contacts, gardez vos distances, respectez les gestes barrières…

San Pantaleón de Losa (Burgos)

Le Mundo Inverso a pris l’autorité sur celui des religions qui appellent à la fraternité, à la solidarité, au partage du pain… Noli me tangere transposé pour rendre virtuel ce qui pourrait être réel : fêtes, grèves, matches de foot confinés dans le petit écran, le bruitage faisant effet d’illusion pour endormir tout velléité de réaction. Noli me tangere devenu une condamnation à rester confinés, sédentaires, dans les limites de la croûte terrestre, isolés dans la foule, dociles et muets…

Appelés même —et surtout !— à contribuer au bien de tous… sous le regard naissant de la policía del balcón envers le rebelle qui crierait en retour « Retiens-moi ». D’autant que, à l’instar de la “pécheresse“ dont la chevelure généreuse servit pourtant à essuyer les pieds de son maître, ceux qui bravent l’interdit s’exposent à la vindicte populaire : dorénavant le “Tu aimeras ton prochain comme toi-même“ s’impose en virtuel jusqu’à tenir ses proches dans ses bras au travers d’une combinaison de plastique transparent ou ne partager son sourire autrement que masqué !

Traduction du Noli me tangere qui universalise le “Ne me touche pas“ comme un art de vivre destiné à protéger son prochain si on ne veut se protéger soi-même. Et fi donc du “Ne me retiens pas“ qui sublimait jadis (si loin déjà) la spontanéité dans la rencontre de l’autre.

Ignorant que l’arche de la Planète hésite entre déluge et sècheresse sous les effets des bouleversements climatiques, l’humanité en son miroir déchirerait-elle son aspiration à vivre ? Avant le désastre annoncé, les orgies de Fellini affirment que l’absurde gagnerait à être Roi : l’enfant prodigue est déjà sublimé en héros.

Masquez cet avenir que je ne saurais voir…

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