Dorénavant, à sept mois-lumière de chez nous, un char à roulettes emmanché d’un long cou s’aventure sur le plancher des martiens
Généalogie d’une prouesse
Aussi considérable qu’elle ait pu paraître parmi les informations que déroulent inlassablement les actualités du jour, la prouesse s’inscrivit au même titre que les plus ordinaires. Tout au plus une émission spéciale lui fut réservée, envahie par une profusion d’explications à l’adresse des populations de la planète déjà ensevelies sous le déluge de contraintes et incertitudes qu’impose la pandémie.
Pourtant c’eut été l’occasion inespérée de prendre l’air en regardant le ciel nocturne pour tenter (vainement !) de raccourcir une distance inimaginable pour notre raison : XX fois C fois M et CCXXVM km comme l’aurait écrit Maître Alcofribas en chiffres romains pour mieux en souligner la gargantuesque nature.
Une oxygénation qui aurait pu être à la mesure du confinement planétaire que tous les humains connaissent. D’ailleurs, les médias en quête de motifs attrayants ne manquèrent pas de le rappeler bien que les préoccupations du moment détournaient du sensationnel le regard de leurs publics : la difficulté pour chacun fut en effet d’apprécier à sa juste valeur l’étendue du trajet parcouru par le véhicule spatial alors que les sept mois qui lui furent nécessaires paraissaient si anodins au regard du double de temps que durait déjà la dictature du virus.
Comme un non-évènement…
Ainsi, la durée du voyage et sa finalité furent-elles à la portée de n’importe quel quidam au même titre que l’aurait été l’évaluation de la distance séparant la cuisine de la table où les convives vont se partager le gâteau. D’ailleurs, l’image qui stimula l’émotion du public fut celle d’une salle aux dimensions modestes dans laquelle les auteurs de ce succès technologique et leurs protecteurs se congratulèrent avec juste raison mais de façon si ordinaire que l’exploit parut aussi anodin qu’un pénalty réussi.
Car la mécanique robotisée, née de calculs extrêmement sophistiqués, n’est jamais que le résultat de myriades de données accumulées puis croisées… par des ordinateurs : ceux-ci, programmés pour tout prévoir, se chargent de tout organiser, y compris les missions de ceux qui les manipulent. Ainsi, le bras de cet engin propulsé depuis la Planète bleue sur sa consœur rouge sang n’était-il que le prolongement logique de décennies de simples mises au point.
L’exploit à la mesure de l’immensité spatiale fut ramené à une échelle lilliputienne : celle de notre montre. “Sept minutes de terreur“ où tout pouvait survenir pour compromettre l’opération mais que onze minutes d’attente du retour des informations en étouffèrent le suspens. D’ailleurs, les téléspectateurs n’ont jamais douté du succès final… et la preuve en fut que la fatale surprise n’eut pas eu lieu.
Chacun retourna donc dans son confinement, désabusé.
Le prodige était pourtant là où il avait été annoncé : la preuve avec le premier cliché saisi par l’œil de l’engin. Mais ce paysage s’avéra si tristement caillouteux que le cliché apparut aussi banal qu’une photographie prise inopinément par notre portable au moment où nous le rangeons dans sa coque !
Pourtant, ce cliché aurait dû éveiller dans le public une émotion aussi forte que celle ressentie (probablement) par les frères Lumière au développement de leur premier négatif. La même émotion que procurent les photographies des rochers du Sidobre (autre mythique “pluie de pierres“ comme le qualifiait au XVIIème siècle l’ami Pierre Borel, non plus sur la Planète Rouge mais bien sur la croûte terrestre) saisis par Raymond Nauzières et Maurice Bertrand à la charnière des XIXème et XXème siècles.
Un moment à vivre
La stupéfaction nous fut produite par cette irrémédiable constance que manifestent les inventions humaines, à savoir l’incapacité de l’Homme à se réinventer ou, plutôt, à échapper au confort dans lequel ses habitudes le confinent (pléonasme inhérent à sa nature ?) : ce robot avait l’allure d’un jouet (ou bien l’inverse, car l’un n’est jamais que la qualité de l’autre) qu’un pré-adolescent élabore avec son mécano pour rouler sur du sable…
En effet, l’ingénieux robot n’était jamais qu’une déclinaison (la nième d’une très longue série) d’une invention de génie comme il ne s’en compte que sur les doigts d’une seule main dans l’histoire de l’humanité et qui ont voué la planète Terre à la domination de l’espèce bipède : à la suite de la maîtrise du feu survint l’invention de la roue !
Le syndrome de la brouette
Le “char“ (terme qu’il convient de prononcer avec l’accent berrichon ou québécois pour en goûter toute la saveur) est le meilleur serviteur de l’homme en temps de paix comme en période de troubles guerriers. À deux ou quatre roues, attelé à un cheval (vapeur ou non) ou à deux bœufs dociles (loués dans la chanson de Pierre Dupont “j’ai deux grands bœufs dans mon étable…“), certaines de ses caractéristiques sont immuables : par exemple, l’empâtement de l’essieu, inscrit dans les ornières des “chemins ferrés“ romains, ont-ils perduré vingt-et-un siècles durant jusqu’aux rails des chemins de fer actuels ! Un écartement constant de 4 pieds 8 pouces et demi (soit 1435 millimètres) entre les roues.
Toutefois, le plus simple complice des humains pour déplacer un poids d’un lieu à un autre reste la brouette : si discrète qu’elle ne relève pas des moyens de transport et ne figure que sur des images populaires (au même titre que le diable, son concurrent espiègle, association qui pourrait expliquer que Pascal ait été désigné comme l’inventeur de ladite brouette…).
Car, dans ses déclinaisons, la brouette rend le plus sensé des hommages à la roue dont la fidélité inébranlable assiste ainsi constamment les efforts de son utilisateur dans ses va-et-vient du potager à la cave… conservatoire de sa subsistance.
Que la traction soit imposée à l’homme avec la brouette, ou aux animaux avec les charrois, ce constat de pénibilité conduisit Jean-Baptiste Cugnot à réaliser sa machine en 1770. Déclinée ou réformée par d’autres, son invention devint souveraine grâce à l’installation de rails : dès lors, en partie téléguidée, la voici donc en partie autonome ! D’améliorations techniques en combinaisons judicieuses, il suffisait d’y substituer aujourd’hui programmes informatiques et robotisation pour lui conférer l’autonomie complète : Perseverance ne serait-il que l’aboutissement du fardier de Cugnot ?
Morale de la fable
Sorti de sa caverne pour cultiver son jardin, l’homme primitif aura salué la capacité d’adaptation de son invention, la roue, devenue autonome sans avoir pris une ride… Et nous qui avions cru en déposant sur Mars ce robot à roulettes que nous faisions un nouveau grand pas conquérant de l’Humanité !
En fait, humble et fidèle successeur de l’empreinte que le pied d’Armstrong laissa sur la Lune, ce grand pas sur le sol de la Planète Rouge se résuma à six traces de roues, ravies d’avoir coupé le cordon ombilical avec leur inventeur.
Preuve s’il en fallait que l’homme se laisse guider par l’empirisme comme il le fait avec sa brouette. Cela a pris nom de routine : le progrès en roue libre…
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