“Tarasque, Graoully, Drac et autres bêtes gloutonnes au fond de nos cours d’eau…”
La grenouille aux aguets dans le bénitier de l’église paroissiale de Penne nous a alertés sur les servitudes imposées aux voyageurs pour franchir avec succès le cours de l’Aveyron, dangereux à cet endroit (voir notre article : À Penne, le relief et la géographie s’imposent à la vie des hommes).
Sans préjuger de quelque ajout aux espèces de la famille des batraciens, force est de constater que certains de ses sujets élisent, pour s’ébattre, l’eau bénite disposée à l’entrée des églises.
Observation complémentaire à l’attention des herpétologues : la grenouille de bénitier n’aime pas l’altitude. Les torrents et les gorges ne l’attirent pas. Elle leur préfère des eaux plus calmes, souvenir de celles dormantes des marécages dont elle est friande pour frayer (question qui, bien sûr, n’a pas lieu d’obtenir une réponse au fond du bénitier !).
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La Pléiade préfère le fleuve paisible au torrent destructeur…
Penchant si bien traduit par Jean-Antoine de Baïf…
J’aime à voir d’un beau fleuve une traversée grande
Ondoyant s’égayer en l’azur de ses eaux,
Claire, nette en Eté, qui porte les bateaux
Chargés de tous les biens que le vivre demande.Mais je n’aime un torrent, qui trouble se répande
Sur les champs cultivés : Et noyant tous les vaux
Ravage, violent, des humains les travaux,
Et garde que la terre un bon rapport ne rende.Je hais le ru fangeux en saison hivernale,
Et tarissant l’Eté : qui écoute s’il pleut,
Pour grossir, malheureux, d’une pluie automnale.Des-Portes, on se baigne en ta rivière nette
Qui sur un beau gravois un doux murmure émeut,
Recueillant sa claire eau de mainte fontanette.
Jean-Antoine de Baïf : Sonnet dédié à Philippes Des Portes, “sur ses œuvres”.
Imprimé par Robert Estienne, à Paris, 1575.
Préférence partagée par tant d’autres figures emblématiques agissant toutes pour le bien-être des populations riveraines : ainsi, sainte Catherine —aperçue par exemple à Penne et Auvillar mais aussi à Giroussens—, garantit sa protection aux bateliers au passage des gouffres. Les chapelles qui lui sont dédiées dominent la rivière à l’endroit apparemment calme, propice à la traversée d’un bac, mais redoutablement dangereux puisque la surface tranquille de l’eau y masque un gouffre profond dont les grosses eaux peuvent révéler la gloutonnerie à qui n’y prend garde.
Un tourbillon silencieux vers la rive… La scène semble préparée pour que, aussi rapide qu’imprévu, ce mouvement inexplicable à la surface de l’eau évoque un monstre effrayant qui peut à tout instant surgir pour retourner aussitôt au fond du gouffre ! Une vision si fugace qu’elle ne serait qu’impression ; si gigantesque que rien n’en subsiste de précis. Sinon la sensation manifeste qu’aurait jailli de l’eau une énorme bête affamée qui attendait patiemment qu’un imprudent se hasarde à sa portée.
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En Poitou, Anguille et Serpente hantent les eaux tranquilles
Les sculpteurs des églises romanes de Saintonge y ont puisé (si j’ose dire) l’iconographie de la “grand’ goule” et les conteurs aux veillées d’hiver l’argument à faire trembler leur auditoire en prolongeant le souvenir d’une noyade accidentelle par une hypothèse incroyable mais ô combien probable si la rivière n’a jamais restitué le corps de la victime !
La Charente, la Boutonne, les Sèvres “serpentent” avec lenteur, gracieuses dans le bocage en attente des marais… Leur cours paisible invite à l’insouciance… Il sert pourtant de gîte aux monstres qui les hantent !
L’anguille de Pons glisse au pied du grand donjon.
À Niort, la Serpe sommeillait de longue date, nourrissant des légendes qui se perdaient peu à peu dans le brouillard des mémoires… Mais lorsque les acteurs de l’Arche de Noë Spectacle vinrent la titiller sous la houlette de Guillaume Lagnel, metteur en scène et grand réveilleur de mythes, elle se releva, pénétra dans la ville et devint le meilleur ami des niortais ! Depuis, ses effigies en bronze dues à Jacques Hondelatte les accompagnent sur les trottoirs et dans les rues (voir notre l’article : L’Institut des Arts du Masque).
Et la légende y ajoute son grain de sel puisque, dans ce pays ravagé par les guerres de religion, on rapporte que la destruction de La Serpe remonte à une bataille datant des “dragonnades”… ça ne s’invente pas ! Grain de sel indispensable pour que le souvenir en demeure… et que le dragon des eaux sourdes soit bien identifié avec l’hérésie rampante !
Le tombeau conservé au musée lapidaire de Niort : pour honorer le guerrier vainqueur de la Serpe, on lui fit un tombeau de pierre à son effigie, décoré de la dépouille de sa victime (au Musée lapidaire de Niort).
Pour en savoir plus, voir les articles suivants :
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La Tarasque de Sainte-Marthe… et des autres
La “tarasque” appartient à la famille des monstres qui compte notamment les dragons cracheurs de feu et ceux gardiens de princesses prisonnières au fond d’une grotte… Cependant, la tarasque vit au fond du gouffre d’où elle surgit sans avertir pour emporter ses proies.
Une notoriété qu’ont décidé de lui disputer des serviteurs du divin auxquels les humains doivent de vivre plus sereinement.
Au premier chef, sainte Marthe dont le culte a nourri quantité d’images populaires tant son exploit fit l’admiration des foules : en effet, le monstre qu’elle réussit à maîtriser était à l’échelle des crues redoutables du Rhône. Depuis, à chaque occasion de fête, les “tarasconnais” promènent la “maquette” de la Tarasque par les rues de la ville.
Des saints dompteurs de la bête féroce
Il est un détail qu’aucun “ymagier” qui en a diffusé la saga n’aurait eu garde d’oublier : l’étole avec laquelle, en guise de licol, Marthe se saisit de la bête et l’ont maîtrisée, traînant l’animal, vaincu et penaud, comme un chiot au bout de sa laisse à la stupeur des foules amassées à leur retour du combat.
Une leçon dont Jean de La Fontaine aurait pu s’emparer puisque la “fable” se termine par une morale : à l’issue du combat, toute effroyable qu’elle ait été, la bête est sauve, faite prisonnière et même domptée ! Car le récit se prolonge au-delà de sa défaite ne serait-ce que pour permettre à l’histoire de se poursuive encore de nos jours ! Vivre sereinement n’a pas de prix…
Ainsi, la sainte ou le saint, héros de cette histoire, sont-ils toujours honorés, contraints de s’établir auprès de leurs ouailles dans le sanctuaire qui leur est dédié, garants à tout jamais du non-retour de pareille menace ! De nos jours comme à l’origine de cette histoire, saint Marthe à Tarascon et saint Clément à Metz préservent leurs fidèles de la colère du fleuve et l’effigie de la bête participe aux processions en son honneur.
Un combat victorieux célébré chaque année
Saint Clément, à Metz, ne démérita pas non plus qui sauva la ville de la menace permanente du Graoully, le plus gros des serpents qui hantaient l’antique amphithéâtre de Sablon. Comme tant d’autres qui suivirent son exemple pour le rejoindre dans le concert des grandes figures mythologiques, les représentations en son honneur s’ouvraient là aussi avec l’effigie du monstre.
“C’était une effigie monstrueuse, ridicule, hideuse et terrible aux petits enfants, ayant les yeux plus grands que le ventre, et la tête plus grosse que tout le reste du corps, avec amples, larges et horrifiques mâchoires bien endentelées, tant au-dessus comme au-dessous, lesquelles, avec l’engin d’une petite corde cachée dedans le bâton doré, l’on faisait l’une contre l’autre terrifiquement cliqueter, comme à Metz l’on fait du dragon de saint Clément.” François Rabelais
Ces légendes découlent d’une mythologie populaire qui apporte son éclairage sur l’origine des communautés rurales. Ici, le héros, vainqueur des inondations qui ravageaient périodiquement cultures et villages, n’a eu de cesse de “dompter” la furie du cours d’eau en établissant des digues et canalisant les trop-pleins. L’étole du “prêtre”, attribut de celui dont les actes relèvent de l’ordre divin, atteste le pouvoir civil et religieux du “chef” de la communauté. La ville le regarde toujours comme son fondateur et l’animal qu’il a su apprivoiser comme emblème des forces contraires définitivement soumises.
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Saint-Bertrand libère le Comminges de la bête féroce
Le cas de saint Bertrand est particulièrement intéressant. Suivant sa biographie, le cours de sa vie aurait suivi celui de la Save. Il naquit à L’Isle-Jourdain, bastide implantée en amont de la partie inondable de la basse vallée de la Save avant son confluent avec la Garonne. De là, il remonta la rivière jusqu’au Piémont Pyrénéen pour élire refuge au sommet du rocher qui porte aujourd’hui son nom. Là, au pied de la falaise que contourne le tout jeune torrent descendu de la montagne, il ira vaincre la bête qui mugit et feint de se plaindre pour attirer à elle les enfants, ses principales victimes. Saint Bertrand la surprend, la fait prisonnière puis la dompte… La Save dorénavant assoupie (par la construction de digues ?) se confond avec saint Bertrand dans la victoire : la “religion” soumet les forces du Mal réfugiées dans la montagne (responsables des crues de ses torrents puis des rivières en aval) et instaure les conditions du bien-être des populations.
Un crocodile en Comminges comme dans les douves du château d’Oiron
Cependant, parfois, la légende fut égarée… Le peuple, habitué au confort acquis depuis si longtemps sur les rives de son cours d’eau, a perdu la mémoire des péripéties qui ont précédé son instauration.
N’en demeure alors qu’une empreinte anecdotique. Dans la collégiale Saint-Maurice d’Oiron, un crocodile desséché de longue date est suspendu à la voûte comme l’est aussi son cousin en la cathédrale de Saint-Bertrand de Comminges. Personnifiant la fureur légendaire des rivières que dominent ces édifices, ils illustrent la puissance de leurs vainqueurs depuis des siècles, bien avant que la religion et l’université ne s’en emparent pour en fournir des interprétations assagies, trop intellectuelles pour n’être point contestables.
Depuis quelques années, ils sont ainsi affublés d’une geste saugrenue donnée en pâture à la crédulité du visiteur. Si les fidèles se satisfaisaient de l’éclairage légendaire pour justifier l’existence de cette dépouille surprenante dans le sanctuaire, la raison poussa les exégètes à faire preuve d’une imagination déroutante pour apporter une explication plus acceptable.
Ainsi, d’après ces chercheurs reconnus comme tels, quelques dignitaires en auraient fait la pièce maîtresse de leur cabinet de curiosités… Plus surprenant, un chevalier de retour d’une croisade en Terre Sainte l’aurait hissée sur le pont du navire entre les armures et destriers de ses compagnons pour la ramener en trophée. À Oiron, la dépouille desséchée serait celle d’un crocodile du Nil ramené par un biologiste membre de la campagne napoléonienne d’Egypte qui se mourut d’ennui dans les douves du château !
Devant ces allégations, l’alligator reste muet… au frais sous les voûtes de pierre et pour l’éternité !
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Un Caïman dans le Guadalquivir !
Accroché dans l’église Notre-Dame de la Fuensanta, à Cordoue, la dépouille de cet alligator alimente toujours les discussions sur son origine.
D’après la légende, cet énorme alligator profita d’une inondation du Guadalquivir pour semer la panique dans la ville de Cordoue et dans les vergers voisins en dévorant des victimes sans méfiance.
C’est alors qu’un handicapé —”boiteux” !—, décide de mettre fin au problème. Après avoir étudié le comportement de l’alligator, il l’a suivi et l’a attendu dans un arbre avec sa béquille et le pain d’un avocat. Le pain a suscité la gourmandise de l’animal qui ouvrit la gueule pour s’en saisir. Il ne resta plus au héros que d’enfoncer sa béquille dans la gorge de l’animal qui, disséqué, fut placé en ex-voto dans l’église.
Depuis, lors de la célébration de “la Velá” —feria de la Fuensanta (quartier de Cordoue sur la rive droite du Guadalquivir), il est d’usage d’aller à l’église de la Fuensanta pour saluer le corps empaillé du caïman.
(ce qui n’est pas sans rappeler la coutume à Oiron de découper un fragment de la peau du batracien pendu dans l’église pour agrémenter ses potions guérisseuses).
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