En attendant l’Aurore…


“Le plus lourd fardeau c’est d’exister sans vivre” (Victor Hugo)

Temps calme

Le temps suivait son cours. Depuis les étrennes, jours non-chômés et fêtes calendaires se succédaient normalement sur Terre. Ainsi, la super-lune s’étant manifestée au neuvième jour de mars, la “Dame blanche“ éviterait de s’immiscer dans l’équinoxe du printemps comme cela avait été le cas l’an dernier (Pour fêter Pâques, cette année, les cloches ont bien failli en perdre leur latin !). Trois super lunes auront rythmé l’année —un record !— et les planètes devraient connaître des assemblées de famille spectaculaires qui ne manqueront pas de fournir aux astrologues matière à réflexions (Les spectacles célestes à ne pas manquer en 2020).

Le Vol de l’Ange, Venise 2019

Enfin, le Vol de l’Ange, au Carnaval de Venise, annonçait que tout allait bien… même si la brise était plus taquine que d’habitude.

Sous l’autorité de Diane, le lièvre fou et son complice (celui qui “travaille du chapeau“) espéraient donc une année favorable. Certes, en dehors du jour d’anniversaire ! Sinon tous les autres jours —les jours de “non-anniversaire“— seraient jours de fête. Sans qu’il n’en manque un seul puisque, cette année bissextile rattrapant le retard pris par ses aînées, il avait été décidé de fixer le jour maudit d’anniversaire au 29 février !

Gorleston Psalter (British Library Add MS 49622)

Il ne restait au lièvre —si bien nommé “lièvre de mars“— que peu de jours pour être encore fou avant de redevenir sage : « peut-être qu’en mai, pensa Alice, il ne sera pas fou à lier ? pas aussi fou qu’en mars, tout du moins… ».

Soucieux de changer de sujet, Tilly se mit à poser une question : « Nous ne parlons jamais du temps dans ces contrées ? ». Alice lui répondit à voix-basse : « Le Chapelier est un peu froid avec le temps. Alors qu’il chantait lors d’un concert donné en l’honneur de la Reine de Cœur, celle-ci l’accusa d’avoir tué le Temps. Depuis, le Temps refuse d’aider le Chapelier. Pourtant son aide était si précieuse pour régler les problèmes ! C’est pour cette raison que c’est toujours l’heure du thé ici : le Temps s’est arrêté à six heures ».

Le Temps ne répond plus

“Pourtant, son aide était si précieuse pour régler les problèmes !“. Le rêve d’Alice tournait au cauchemar : lorsqu’elle s’apprêtait à boire son thé, la tasse s’éloignait de ses lèvres et la séquence recommençait à son début. Ainsi, l’invitation à prendre le thé dans la maison du lièvre en compagnie du Chapelier “toqué“ avait eu un commencement mais n’avait plus de fin.
Le temps des hommes se serait-il enrayé au regard du temps des dieux ?

Déjà, pour cause de nettoyage et donc de réajustement, Big Ben ne sonne plus les quarts d’heure depuis 2017 et ce jusqu’en 2021 !

Entre le rêve d’Alice et la réalité, la frontière s’estompait : le réel était sens dessus dessous à l’image du Monde inverse de Lewis Caroll.

Le doute gagna au plus profond de l’Enfer

Alice se réveilla d’un bond le 16 mars. Date rappelant la fin d’un autre rêve (tout au moins dans les régions méridionales de l’Europe) où la civilisation des comtes de Toulouse (dite “mondine“) fut condamnée à la dimension d’utopie par ces mêmes pouvoirs qui imposeront plus tard la reconquista.

Le Temps est en colère

Alice découvrit qu’elle avait rêvé. Rêve ? ou cauchemar… Sous ses yeux encore embués, le rêve avait prit fin : la réalité s’apparentait au spectacle décrit par Orwell dans son 1984. Ce qui était impensable devenait non seulement acceptable mais tellement souhaité. La folie du lièvre de mars gagnait avril et le Chapelier sortait de son chapeau des clichés propres à déstabiliser les plus incrédules.

Des rues vides ; des animaux sauvages déambulant sur les boulevards désertés par les humains ; quelques joggers encore en retard d’une époque. Pourtant, déjà, des compétitions sportives étaient organisées par vidéos interposées suivant les mêmes prouesses que le télétravail auquel la population s’habitue… amusée. En quelques semaines se banalisa l’usage de moyens techniques —choyés par Big Brother— alors que, voici peu, ils apparaissaient réservés aux seuls régimes dictatoriaux. Jusqu’à ces séances collectives organisées chaque soir afin que la population puisse transformer la peur sourde en appel au Salut. Au prime abord, certes, en hommage à ceux qui se vouent sans compter à le rendre plausible.

Une illustration de ce bouleversement : le carnaval de Venise avait été brusquement interrompu. Aux masques colorés, extravagants, furent substitués ceux, si ordinaires, portés en Extrême-Orient. Personne n’y trouva là que normalité… Les moutons paissent aussi paisiblement sous la laine grasse que, le lendemain, une fois tondus.

De même, comme échappées de quelque scriptorium, des images identiques aux miniatures médiévales : accédant à la plus haute terrasse des clochers, les prêtres bénirent villes et villages alentours afin de contraindre l’invasion de l’infection. (Le curé de la cathédrale bénit Albi)

Rituels toujours présents mais si peu usités qu’il furent accomplis en catimini, laissant aux médias le soin de les répandre dans les foyers… Car même les anges semblaient confinés.

Mais surtout cette image d’une force considérable, troublante, émouvante :

Le Pape prononçant la bénédiction Urbi et Orbi devant une place Saint-Pierre vide et silencieuse, sous la pluie, le 27 mars 2020.

Quels que soient convictions ou doutes de chacun, la solitude évoquée par cette silhouette sur fond de ciel menaçant —“Le soir venu…“— pose le dilemme suprême et résume la vision du Monde qui chancelle.

Au-delà des références destinées à ses fidèles, l’homélie du Pape ce jour-là éclaire cet acte exceptionnel : Le texte intégral de la méditation du Pape lors de sa bénédiction Urbi et Orbi historique. Un texte mémorable.

Arrêter l’Heure

Une réalité qui, pourtant, se dévoile parfois si joueuse ! À l’autre extrémité de la conception du Monde créé (si tant est que cet éloignement ne soit aussi factice que ce que l’Ouroboros nous en dit), le surréalisme projette sa lecture de notre actualité. Ainsi, Buñuel nous prit-il par la main vers le grand large et les drames annoncés…

Nous le retrouvons dans son village natal, au nord de l’Aragon : Calanda. Comme dans les villages voisins, nul ne s’y souvient probablement de la réponse d’Alice à Tilly, mais tous, à Calanda, savent combien le temps mérite d’être dompté !

Le Vendredi Saint, les habitants s’assemblent sur la place centrale, bien vêtus de la même tunique, une caisse ou un tambour bien ajusté. Le tout devant la maison natale de Buñuel… Ça ne s’invente pas !

Au premier coup de midi, un vacarme soudain ébranle balcons et fenêtres. Chacun donne de la baguette ou de la mailloche avec une telle énergie que le tapage assourdissant ignore le rythme tout en ne faisant qu’un.

La puissance décuplée n’a d’équivalent que le défi affiché : “Romper la Hora” : littéralement “casser l’Heure“ !

Une traduction qui mérite un développement : le terme espagnol “romper“ est à rapprocher du mot français “rompre“ et donc plus juste serait-il de dire “briser l’heure“. Soit : nier son existence. En un mot, passer en-deçà de cette “Heure“ fatidique où les ténèbres recouvrirent la Terre…

La sixième heure

« …c’est toujours l’heure du thé ici : le Temps s’est arrêté à six heures ». Alice se souvint qu’elle n’avait jamais réussi à boire son thé : l’heure sonnait immanquablement alors qu’elle approchait ses lèvres de la tasse et le Temps reprenait sa course… au début.

Jérôme Bosch, triptyque de Venise (1504)

Cette année à Calanda, l’Heure ne fut pas rompue. Le Temps ne suspendit pas son vol car tambours et caisses ne furent pas de sortie, confinement oblige. Au mieux, faudra-t-il attendre la troisième et dernière super lune de l’année, celle qui précèdera l’équinoxe d’automne : l’Heure serait alors brisée lors de Fête de la Sainte-Croix, choisie pour que se déroulent les processions annulées cette année lors de la semaine de Pâques.

Ce vendredi d’avril, dans l’air léger du printemps sur la petite place, l’impression fut lourde d’un tintamarre muet. Absence qui vaudra réalité mais une réalité hors du temps.

Le Temps est encore en colère.

Le solstice passé… peut-être sera-t-il apaisé ? « Pas aussi fou qu’en mars, tout du moins… » pensa Alice.

À s’en convaincre, au-delà de nos doutes : car “Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores” (Guillaume Apollinaire).

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